A l’occasion de la sortie de son ouvrage consacré aux frères Coen, Les Zébrés ont rencontré Julie Assouly, une jeune essayiste passionnée et passionnante, pour évoquer avec elle les divers aspects de la filmographie de ces deux amoureux du cinéma.
Les Zébrés. – Vous publiez aux Editions du CNRS un livre dense et passionnant sur l’Amérique des frères Coen. Il y a peu d’ouvrages en français sur ce tandem. Pour quelles raisons selon vous ?
Julie Assouly. Il est vrai que, mis à part le livre de Frédéric Astruc (NDLR : Le cinéma des frères Coen, Cerf), aucun ouvrage n’est paru en France sur le sujet, contrairement aux Etats-Unis et à l’Angleterre. Mais il n’y a pas, non plus, de monographie française consacrée à Wes Anderson ou Todd Solondz, par exemple. Le Français est finalement peut-être plus enclin à aller au cinéma qu’à lire des études sur le cinéma.
Les avez-vous rencontrés ?
Non. Je n’ai jamais osé le faire. J’ai lu dans de nombreuses interviews que l’étude de leurs oeuvres les barbait assez, que les interprétations de leur travaux ne les intéressaient pas. Cela ne m’a pas vraiment encouragée à les contacter…Et puis j’ai le sentiment qu’ils ont accédé à un statut de « star » depuis qu’ils ont été oscarisés et qu’ils sont beaucoup plus difficiles à approcher que lorsqu’ils réalisaient leurs premiers films, dans les années 80-90. Je préfèrerais les rencontrer fortuitement, en assistant à une conférence de presse par exemple.
C’est un cinéma à la fois élitiste et populaire, qui remet en question le cinéma indépendant, dites-vous.
Oui, ils ont cette approche là, au même titre que Tarentino – peut-être le meilleur exemple de la fusion entre cinéma d’élite et cinéma populaire. Les frères Coen essaient de populariser la culture d’élite en rendant accessibles certaines références philosophiques, littéraires ou même picturales. Mais je pense qu’il s’agit davantage d’une caractéristique propre à leur oeuvre car ce n’est pas à mon sens quelque chose de récurent dans le cinéma indépendant américain.
Des réalisateurs comme Tarentino ou Woody Allen appartiennent-ils à la même famille de cinéastes que les frères Coen ?
Je pense que oui. On peut faire des recoupements entre le cinéma de Woody Allen et celui des frères Coen. Il est certain par exemple que l’humour noir et l’humour juif sont des points communs. Le fait d’être des réalisateurs-scénaristes les rapproche également puisqu’ils parviennent à créer un univers bien à eux en réalisant leur film de A à Z, du scénario jusqu’au casting. Pour ce qui est de Tarentino, ce sont plutôt l’aspect référentiel et le mélange des genres qui permettent de faire le parallèle.
Vous parlez aussi des différents niveaux d’interprétations qui rendent leurs films accessibles à toutes les couches de la population.
Oui, leurs films sont accessibles à différents niveaux et à tout type de public. En revanche, certains de leurs premiers films comme Barton Fink, par exemple, ont été très bien accueillis en France alors qu’ils ont raté leur public aux Etats-Unis pour la simple et bonne raison que les références étaient beaucoup plus familières aux spectateurs français qu’aux spectateurs américains. Par la suite, ils ont réussi à faire une sorte de cinéma « égalitaire » où un érudit et un spectateur néophyte trouvent chacun leur compte.
Vous comparez les frères Coen à deux grands enfants. Ne serait-ce pas la clé de la dérision dont ils font preuve, de cet oeil amusé, cette façon de regarder la vie en farce ?
Si, complètement. D’ailleurs, en 2008, en recevant l’oscar du meilleur film et du meilleur réalisateur, ils ont remercié Hollywood de les avoir laissés jouer dans leur coin du bac à sable. Je pense que cette métaphore correspond tout à fait à leur façon de faire et à ce qui les définit comme des réalisateurs enfants, espiègles, qui réussissent toujours à éviter les dictats de Hollywood. Ils ont commencé à faire du cinéma comme des enfants, avec une caméra super 8…pour s’amuser. Au fil de leur carrière, ils ont essayé de conserver cet esprit d’enfant qui tournait avec une caméra super 8 tout en accédant à des budgets beaucoup plus conséquents. Ce qui leur confère un statut complètement à part à Hollywood : au lieu de subir les pressions des studios, ils les utilisent pour faire ce qu’ils veulent.
Ils ont d’ailleurs refusé d’être produit par Disney…
Oui, ce qui est assez rare ! Un réalisateur comme Tim Burton, également considéré comme un réalisateur indépendant, a été obligé de « vendre son âme au diable » lorsqu’il a fait La planète des singes parce qu’il avait signé un contrat avec un grand studio et qu’il ne pouvait pas s’extraire de ce contrat. Les frères Coen ont toujours fait attention à ne pas se laisser piéger.
Pourquoi ancrent-t-ils toujours leur films dans le passé ?
D’après ce qu’ils expliquent eux-mêmes, ils trouvent qu’il y a un plus grand intérêt à mettre en image le passé qu’à se cantonner à des histoires contemporaines, par goût esthétique d’abord. Et puis, par curiosité aussi. Ils adorent documenter très précisément leurs films, faire un travail de recherche, utiliser des romans des années 40, des livres sur des décennies emblématiques de l’histoire du cinéma ou de la culture américaine et inclure ces détails dans leurs films.
Jusqu’à respecter les accents avec précision…
Oui. Leur volonté de rester fidèle aux accents de l’Amérique et aux régionalismes témoignent, contrairement à ce que pourraient croire certains spectateurs, de leur amour de l’Amérique. Beaucoup de gens ont décrits les frères Coen comme détestant l’Amérique profonde ou ayant tendance à dénigrer l’américain moyen. Moi j’interprète cela différemment. Je le vois comme une acceptation de cette culture qui fait partie de l’image négative que les Européens ont de l’Amérique.
Western, film noir, comédie…Ils réinventent finalement les genres comme ils réinventent l’histoire de l’Amérique. Vous vous demandez d’ailleurs si les films des frères Coen sont un mirage ou bien au contraire un miroir…
Oui, c’est ma problématique : déterminer la part de miroir et la part de mirage dans leur construction de l’Amérique. Je pense qu’il y a un peu des deux car ils jouent sur les apparences, sur ce qu’on croit être la culture américaine traditionnelle mais qui finalement ne l’est pas, bref, ils jouent sur nos préjugés.
Dans Burn after reading, l’un des personnages, Osbourne Fox, incarné par John Malkovitch, déclare à celui qu’il croit être l’amant de sa femme « vous représentez l’idiotie contemporaine ». N’est-ce pas là une bonne synthèse du cinéma des frères Coen ?
Si, complètement ! Un de leurs axes est de mettre en avant la bêtise humaine, au delà de la bêtise américaine d’ailleurs. C’est ce qui fait que leurs films ont tous pour point commun cet humour noir, cet humour grinçant. Mais, s’ils prennent comme axe la bêtise de l’Américain moyen, elle transcende néanmoins les frontières. C’est sûrement pour cela que les spectateurs se retrouvent dans cet humour, parce qu’ils reconnaissent le looser français du coin de la rue dans les loosers coeniens.
On a finalement le sentiment que c’est un peu l’amour vache entre les frères Coen et l’Amérique. Pensez-vous qu’ils l’aiment malgré tout, en dépit de l’image, souvent peu flatteuse qu’ils en donnent ?
C’est un portrait sans concession de l’Amérique. Ce portrait un peu vache tient au fait qu’ils s’inspirent de scènes réelles. Ils ont tendance à laisser trainer leurs oreilles un peu partout dans des taxis ou des diners par exemple, pour capter les conversations de l’Américain moyen ce qui produit cette authenticité dans leur film. Ils arrivent ainsi à semer la confusion auprés du spectateur qui ne sait plus s’il a devant lui une caricature destinée à dénigrer la culture américaine ou bien un portrait réaliste de l’Amérique. Je pense que ça les amuse, qu’ils aiment la provocation. Mais je ne crois pas qu’ils soient anti américains. Bien au contraire, ils rendent hommage à ce qu’est l’Amérique, à travers ses côtés les plus idiots comme les plus beaux.
Propos recueillis par Benjamin Pechmezac