Des putes droguées, un dealer, des rave party bobo : bienvenue dans le Lac des cygnes… version 2013. Mis en scène par le chorégraphe suédois Fredrik Rydman, Swan Lake a déjà fait sensation à Stockholm où il s’est joué à guichets fermés. Le voici désormais au Casino de Paris où il attise les débats.
D’aucuns diront que le coup de pub était facile. Egratiner l’oeuvre sacrée de Tchaïkov’ à grands coups d’électro, déménager le ballet de Marius Petipa au profit des torsions du hip-hop, transformer les ruses du sorcier et la robe des cygnes en poudre à sniffer et en manteaux à plumes : la provocation s’annonçait à grands coups de trompettes et aurait pu frôler la catastrophe du vulgaire. Sauf que.
Les nouveaux habits des cygnes, croyez-le, n’ont rien de gratuit ni de médiocre. Bien au contraire : c’est une révision futée qui ne troque pas par simple goût du risque, mais pour nous donner autre chose à voir, à entendre et à ressentir. Il y a d’abord les chorégraphies de Rydman, qui offrent des corps tour à tour cassés, lâches, lourds, érotiques, mécaniques, hystériques. Furieusement actuels. Ils portent atteinte aux élancements de la danse classique pour dire combien leur noblesse est désormais incompatible avec l’histoire qui se déroule sous nos yeux. Et puis les décors, et puis les lumières. C’est un véritable feu d’artifice visuel qui accompagne les remixes de Tchaïkovski. Des écrans tactiles géants, des panneaux mobiles, des pluies de cafards ou de plumes : tout se reconfigure, se défigure, se meut au gré des errances et des rencontres. Oui, ça détonne de partout : quoi de mieux pour emporter le spectateur dans la folie de ce désordre sans limite ?
Le Lac des cygnes a-t-il au final gagné au change ? La question n’est peut-être pas là (Rydman se doute bien que Le Lac n’a pas besoin de lui pour survivre) : en vérité, Swan Lake doit s’envisager comme une oeuvre à part entière, une création qui dialogue avec ses racines pour mieux s’en émanciper. En 1957, Roméo et Juliette voyageaient de Vérone aux bas quartiers de New-York, le jeune homme devenait un crack des rues, la demoiselle une fille d’immigrés portoricains. West Side Story était un succès international et une relecture remarquable. Les histoires d’amour impossible sont intemporelles, on le sait : à l’heure des polémiques sur Swan Lake, il serait de bon ton de se rappeler que seule leur transposition permet de renouveler radicalement le regard qu’on porte sur elles et le plaisir qu’on a à les redécouvrir. N’en déplaise aux puristes, c’est précisément ce qui fait du spectacle de Fredrik Rydman une oeuvre aussi époustouflante qu’intelligente.
Timothée Leroy