CRITIQUE// « Tes yeux dans une ville grise », un livre de Martín Mucha

Tes yeux dans une ville grise
Martin Mucha
Asphalte Editions

Voyager en bus, c’est se rendre d’un point de départ à un point de destination. La parenthèse temporelle qui relie ces deux points, c’est le vrombissement du moteur, la promesse d’une promiscuité forcée avec la masse salariale ou estudiantine. C’est un temps à partager avec des inconnus, un temps propice à la lecture ou un temps pour l’évasion.

Jeremías Carpio, un étudiant péruvien, fait partie du lot qui peuple cette faune mouvante. Chaque jour, il se rend à l’Université en combi ou en bus. Il parcourt quotidiennement le Lima des années 90. Chaque nid de poule, chaque imperfection de la route lui sont connues et rythment ces trajets. Jeremías devient alors anonyme et se perd dans la foule bigarrée des voyageurs. Il sait les souffrances de ses pairs, les ressent, les partage et imagine quelles sont leurs vies. Il devine les pièges de la route, est aguerri aux effluves suffocants où se mêlent les odeurs de sueurs des travailleurs, les légumes du marché et de la misère. Les livres l’aident parfois à fuir l’indigence qui le transperce et imprègne sa peau. Il voit la pauvreté envahir sa ville et la recouvrir d’une grisaille qui dévore Rêves et Espoirs.

Jeremías, lui, n’espère plus. Il est né du mauvais côté de la barrière et pose un regard amer sur tout ce qui ne fera jamais partie de sa vie. Il est jeune et subit de plein fouet la crise qui creuse un peu plus les fossés entre riches et pauvres, heureux et maudits, vivants et moribonds. Il porte en lui les stigmates d’une jeunesses désenchantée. Celle des déracinés, des métis divisés entre une culture indienne bafouée et mourrante et l’envie de s’occidentaliser.

Il faut voyager à ses côtés, s’asseoir dans le bus bondé sur un siège défoncé prêt de la porte d’entrée. Placé ainsi, au premier rang, il est possible de donner un visage au dénuement et à la désillusion. Il faut parcourir les rues de Lima et vivre chaque secousse de routes défoncées comme des coups de poignard. Il faut écouter Jeremías se raconter et se livrer sans ambages dans cette langue où la poésie côtoie l’urbain pour mieux surprendre et s’infiltrer en profondeur dans nos mémoires. Il faut enfin le suivre dans ses moments d’errance avec ses amis et s’approprier ses souvenirs.

Martín Mucha, péruvien lui-même, peint avec ferveur une terre blessée, impitoyable et sombre. Plus qu’un livre, Tes yeux dans une ville grise est le chant d’une jeunesse désillusionnée. Portée par une écriture sans concession, abrupte et d’une puissance poétique rare, cette oeuvre subjugue par sa noirceur. Voyager en bus, c’est se rendre d’un point de départ à un point de destination. Et après l’arrivée, que reste-t-il ? Il reste les cendres d’un personnage inoubliable, un de ces écorchés vifs dont la survivance vous hante et vous étreint. Il reste l’empreinte brûlante d’un voyage étourdissant, cruel et vrai.

Hahasiah

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