Alors qu’il publie aux Editions du CNRS un ouvrage passionnant consacré à la couleur au cinéma, nous avons rencontré Yannick Mouren, enseignant en classe préparatoire et auteur de plusieurs livres sur le cinéma.
Les Zébrés. – Peut-on dire qu’il existe une couleur de nature purement cinématographique ? Ou est-ce qu’au cinéma, la couleur reste tributaire de référents exogènes comme la peinture, la symbolique, la valeur culturelle ?
Yannick Mouren. Les deux : la couleur au cinéma a son autonomie, mais elle ne peut faire totalement abstraction d’influences exogènes. En ce qui concerne les influences, la couleur hérite de la peinture mais aussi des habitudes sociétales : par exemple, les couleurs des films des années 70 – du moins chez les cinéastes qui ne les dominent pas vraiment – sont celles qui étaient à la mode dans le mobilier et les costumes de l’époque (tel l’orange). Pour autant, il est évident que les « grands » cinéastes échappent aux influences sociales et aux modes, et que leur manière de traiter la couleur est spécifique à leurs films.
Comment pourrait-on alors définir la valeur cinématographique de la couleur ? Par le mouvement, qui permet de véritables chorégraphies visuelles ?
Oui, c’est la différence fondamentale entre la couleur au cinéma et la couleur dans la peinture. Puisque le cinéma a un cadre qui peut à tout moment changer, la couleur n’y connaît pas la fixité instaurée par le cadre pictural, elle est en perpétuel mouvement. Les cinéastes intéressants ne sont pas ceux qui ont cité de grands tableaux, puisque de telles citations figent l’image. Dans mon livre, je me penche par exemple sur Ran, de Kurosawa : dans les combats du film, les troupes sont de véritables masses de couleurs en mouvement.
Dans votre livre, vous vous intéressez aussi à divers usages génériques de la couleur – la comédie musicale, le mélodrame, le dessin animé… Pensez-vous qu’il y ait différentes valeurs de la couleur, chacune étant propre à un genre cinématographique particulier ?
On peut parler de couleurs propres à certains genres, oui, mais cette idée est à manipuler avec précaution. En fait, ce sont plutôt des grandes tendances dont le principe est simple : les couleurs vives sont davantage connotées comme joyeuses, alors qu’on attribue aux couleurs sombres des connotations plus négatives comme la tristesse. Cela renvoie à quelque chose de profond et d’ancestral chez l’être humain : l’homme a peur du noir, de l’ombre, et se sent rassuré face à la lumière. Ce fondement se retrouve au cinéma. Les couleurs vives sont largement employées par les genres plus optimistes : la comédie musicale en est un très grand consommateur, ce qui est par exemple très net chez Minnelli. Les genres tragiques sont les derniers à avoir renoncé au noir et blanc : leurs cinéastes redoutaient la couleur qui semblait contradictoire avec la tragédie. Cette idée perdure, on en a un exemple parfait avec un film qui vient de sortir ce mois-ci : Augustine d’Alice Winocour ne présente aucune couleur vive. Cela étant, comme je l’explique dans mon ouvrage, il existe des cinéastes qui utilisent intelligemment la couleur à l’intérieur de ces grandes règles : il s’agit de ceux qui créent pour leur film un système de couleurs totalement autonome, traduisant un parti pris.
Votre ouvrage n’exclue pas la question du noir et blanc, qui avait originellement un caractère plus réaliste que la couleur par sa proximité avec la photographie et le documentaire. Maintenant que la couleur est banalisée au cinéma, il semble au contraire que le noir et blanc soit devenu le signe d’un esthétisme léché – comme en témoignent La fille sur le pont de Patrice Lecomte ou Tetro de Francis Ford Coppola… Y a-t-il selon vous un renversement des valeurs?
Effectivement, les valeurs se renversent : la couleur est tellement devenue la norme que le noir et blanc apparaît comme le summum de l’artificiel, d’une esthétique qui s’éloigne le plus possible du réalisme. Ce qui est d’ailleurs révélateur, c’est le fait que le noir et blanc résiste dans des clips, des publicités ou des films qui jouent la carte du maniérisme, qui dénoncent à tout moment leur différence par rapport à la réalité. Cependant, les producteurs sont quand même affolés quand un cinéaste leur propose un film en noir et blanc : c’est la certitude que le film sera boudé par un certain nombre de spectateurs ! Si l’on examine le nombre de longs-métrages qui sortent à Paris chaque année, on constate ainsi que la part de films en noir et blanc est très petite.
Aujourd’hui, en 2012, peut-on encore être surpris par la couleur au cinéma ? La 3D pourrait-elle renouveler notre manière de la percevoir ?
La 3D va juste donner un peu plus de relief aux images, je ne pense pas qu’elle va particulièrement booster la couleur. Ce n’est pas la 3D elle-même qui est à interroger : c’est toujours le cerveau humain dans sa manière de percevoir l’image. Certains cinéastes trouveront des systèmes de couleurs neufs qui vont nous étonner : il est certain que chaque cinéaste peut encore être inventif et, en cela, la couleur peut encore nous surprendre… Il ne faut pas désespérer ! (Rires)
Si vous deviez nous proposer un film présentant un usage intéressant de la couleur, quel serait-il ?
C’est une question extrêmement délicate, il y a tant de cinéastes passionnants en la matière ! Pour vous donner un exemple, j’ai consacré quelques pages de mon ouvrage à Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick : l’usage de la couleur y est signifiant, mais ne se remarque pas forcément la première fois que l’on voit le film. J’ai dû revoir le film et réfléchir longuement pour comprendre le système de couleurs mis en place par Kubrick. Mais je pourrais évidemment citer des dizaines d’autres cinéastes…
Propos recueillis par Timothée Leroy