A l’occasion des dix ans de la librairie parisienne Quilombo, Les Zébrés sont allés à la rencontre de cette équipe de passionnés pour faire le point sur la situation, assez alarmante, des libraires français en 2012.
Les Zébrés. – Vous fêtez cette année les 10 ans de votre librairie. Quel bilan tirez-vous de cette décennie ?
Quilombo. On peut dire qu’il y a eu beaucoup de changements dans le monde du livre et dans les pratiques de lectures, notamment à cause du numérique qui se répand inexorablement… Mais ces changements s’étendent à la vie que l’on mène en général, le livre n’est pas isolé du reste du monde.
Les clients sont-ils les mêmes qu’en 2002, ont-ils les mêmes attentes ?
Oui et non ! C’est à dire que depuis l’ouverture de la libraire nous n’avons de cesse d’élargir le champ de nos lecteurs, de « déghettoïser » la littérature contestataire : nous venons de (et sommes toujours inscrits dans) la sphère libertaire mais n’hésitons pas à travailler avec d’autres acteurs de la critique sociale. Ce qui fait que oui, les clients du début sont toujours là, mais nous en avons de nouveaux qui ne cherchent pas tout à fait la même chose.
Comment faites-vous pour résister aux supermarchés du livre dans le contexte actuel ?
Il faut d’emblée dire que rien n’est gagné. La passion, l’huile de coude et l’effort militant sont nos moteurs, mais l’argent nous fait défaut… Combien de temps va-t-on tenir encore ? Assez difficile à prévoir !
Les 23 et 24 novembre prochain, vous organisez concerts et apéro-lecture. Est-ce une façon pour vous de vous démarquer un peu plus des vendeurs de « culture de masse » ?
Oui. Pour nous, dans notre conception et notre pratique du métier de libraire, la relation humaine passe avant tout. Au contraire des industriels, nous privilégions la rencontre et l’échange que ce soit avec les clients-lecteurs comme avec les professionnels de l’édition. Autour d’un verre, écouter des auteurs ou des musiciens, quoi de mieux pour fêter cette aventure de 10 ans ?
Finalement, qu’est-ce qu’être libraire indépendant aujourd’hui ? Quelle est votre mission, votre rôle ?
A nos yeux le rôle du libraire est plus qu’essentiel. L’époque voudrait qu’on se passe de relais, qu’on ait accès à tout tout le temps, mais nous disons : minute ! Ecoutons ceux qui ont des savoirs à transmettre, laissons-nous conseiller et guider… Prendre le temps et écouter l’autre…
Nous voyons la librairie comme le lieu d’un rapport social amenant vers l’émancipation individuelle et collective. La chaîne du livre est clairement menacée par le numérique, mais c’est en fait toute la vie sociale qui est bouleversée par cette industrie capitaliste. Lire, c’est être seul ; être seul, c’est penser par soi-même ; et penser par soi-même, c’est la base du mouvement libertaire. C’est là notre
« rôle politique » (le terme est un peu pompeux) : libraires et libertaires ont beaucoup en commun.
En 2012, la TVA a subi plusieurs changements successifs : quelles conséquences ? Arrivez-vous à vous y retrouver ?
La valse n’est pas encore terminée, malheureusement. Nous y perdons beaucoup de temps et d’énergie. Si on voulait épuiser les libraires et leur faire perdre le sens de leur métier, on ne s’y prendrait pas autrement. Tout ça pour augmenter un impôt inégalitaire par essence…
Les livres numériques constituent-ils une réelle menace envers votre métier ?
Oui, il faudrait être aveugle pour ne pas le voir : se déplacera-t-on pour acheter un fichier numérique quand on pourra l’avoir par Internet chez soi ? Amazon est déjà en train de tout laminer. Mais outre les librairies, le concept de livre n’est-il pas lié au format papier ? Nous pensons que si. Le texte sur support numérique, qui n’a rien à voir avec le livre, favorise le multitâche, la dispersion de l’attention, l’absence de concentration, la mémoire rapide et immédiate, etc – au détriment de ce que favorise le livre, c’est à dire la concentration prolongée, la capacité de réflexion profonde, l’introspection…
Comment envisagez-vous l’avenir ?
Pour le livre, le futur est sombre : le clivage de classe risque d’augmenter, seuls les riches auront accès aux vrais livres, les pauvres iront s’abrutir avec du prêt-à-penser numérique gratuit…
Propos recueillis par Benjamin Pechmezac
Librairie Quilombo, 23 rue Voltaire, 75011 Paris / 01 43 71 21 07.
Voilà une interview fort intéressante… Même si l’avenir du livre est périlleux, il est bon de voir que certains libraires s’accrochent et n’hésitent pas à placer les rapports humains au coeur de leur activité!